Programme double

Je viens de terminer deux excellents romans. Une sorte de programme double littéraire, si on veut. Le premier ouvrage m’a attiré parce que le bandeau de couverture mentionnait qu’il avait fait partie à la fois des finalistes au Booker Prize et des coups de coeur littéraires de Barack Obama en 2018. C’est tout de même pas mal, non? On a vu pire.

— Comment? Vous me demandez si le deuxième titre est tiré des meilleures lectures de Donald Trump? Eh bien, figurez-vous que je n’ai malheureusement pas réussi à mettre la main sur une telle liste. Quelqu’un de plus informé que moi pourra sans doute éclairer ma lanterne, mais en attendant que cette improbable recension me soit présentée, j’aurais quelques lectures à suggérer au 45e président, à commencer par celle-ci: Republic of Lies: American Conspiracy Theorists and Their Surprizing Raise to Power de Anna Merlan (Macmillan, 2019). Troublant.

Mais je m’égare. Revenons à notre excellent duo de romans. Les deux ont une toile de fond similaire: l’esclavage dans les plantations de canne à sucre au début du XIXe siècle.

Washington Black n’est qu’un enfant lorsque son premier maître meurt. Le remplaçant de ce dernier est encore plus cruel. Il a toutefois un frère excentrique, Titch, qui a justement besoin d’une personne dotée d’un petit gabarit pour l’aider à mettre au point une machine volante, un ballon dirigeable. D’abord initié à la lecture et à l’écriture par l’inventeur pour consigner ses expériences, le jeune esclave se découvre rapidement un talent inné pour le dessin. Une aubaine pour Titch. Des évènements imprévus forceront cependant les deux compères à quitter l’île à bord de leur dirigeable. Commencera alors, pour le jeune Washington, une longue odyssée qui le conduira aux confins du monde. Malgré la violence du sujet, il y a comme une atmosphère d’aventure qui imprègne ce livre et on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec Jules Vernes. Le ballon, sans doute…

Le deuxième roman débute comme un bon polar. Frannie Langton, une esclave métisse, est accusée d’avoir assassiné son maître et sa maîtresse, deux membres de l’aristocratie anglaise du XIXe siècle. Frannie doit revenir au début de son histoire personnelle pour expliquer l’origine du drame: à cette île de Jamaïque où elle a été élevée, où elle a souffert, et dont elle a été arrachée par son premier maître; à Londres où elle a été abandonnée pour servir une famille huppée; à ce M. Benham qu’elle déteste presque autant que son ancien maître; à madame Benham, enfin, pour qui elle développera une passion dévorante. Tous les ingrédients d’une catastrophe sont donc réunis.

La force de ce livre tient autant à la beauté de l’écriture qu’au caractère incisif du propos. Car, comme dans le roman précédent, si les maîtres sont décrits comme les brutes qu’ils sont, les antiesclavagistes n’ont pas non plus de quoi pavoiser. On leur reproche essentiellement de s’intéresser davantage aux débats d’idées qu’aux personnes qui souffrent.

Comment se fait-il que tous les blancs désirent soit nous apprivoiser, soit nous sauver? Ce que personne ne veut admettre c’est que les abolitionnistes ont le même appétit pour la misère, simplement ils ne souhaitent pas en faire la même chose. Et ils ont beau dire que tous les hommes sont frères, la plupart d’entre eux me regardent comme si j’avais deux têtes. (p. 170)

Quant à la finesse de l’écriture, il est assez rare de lire une description qui nous rende le désir aussi palpable, simplement par l’ajout de petits détails. Cette main, par exemple, qui semble dotée d’une vie propre et qui irait d’elle-même toucher l’autre si on la laissait faire:

Je dus refermer ma main dans ma jupe pour me retenir de la tendre vers elle. « Je suis une idiote qui désire ce que vous ne pouvez me donner.

— Et qu’est-ce que tu désires ? »

Vivre ensemble dans la petite maison en pierre. Nous assoir dehors main dans la main, sentir la chaleur sur notre visage et marcher ensemble au bord de la mer, enlacées. Veiller l’une sur l’autre, dans la santé comme dans la maladie.

Mais ces mots séchèrent en moi, fleurs entre les pages d’un livre. (p. 225)

Vraiment, un roman brillant dont on ne peut sortir qu’avec le spleen du lecteur. Lorsque le livre est trop bon, il m’arrive de temps en temps d’être incapable d’en débuter un autre immédiatement. Je dois laisser le silence s’installer. C’est comme après avoir regardé le Soleil en face (ce que je ne recommande pas). Il faut un peu de temps avant que les objets qui nous entourent soient à nouveau perceptibles. Mais, heureusement, ça finit toujours par arriver.

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EDUGYAN, Edu. Washington Black. Paris, Liana Levi, 2019, 419 p. ISBN 9791034901371

COLLINS, Sara. Les confessions de Frannie Langton. Paris, Belfond, 2019, 395 p. ISBN 9782714479846

Mon frère

Je suis tombé sur ce livre presque par hasard. « Sérendipité » comme on dit parfois dans un calque simpliste de l’anglais. Chercher une chose et en trouver une autre, la seconde s’avérant finalement si intéressante qu’elle nous en fait oublier l’objet initial de notre recherche. La preuve, je ne souviens plus du chemin qui m’a conduit à ce livre de Daniel Pennac.

Je ne l’avais pas acheté à sa parution. Pourtant, j’étais un public tout désigné pour cet ouvrage. Bien sûr, j’ai un frère aîné moi aussi, et puis j’aime bien Pennac. Comme tant d’autres à l’époque, je me rappelle avoir littéralement dévoré les premiers titres de la saga rocambolesque des Malaussène: Au bonheur des ogres, La fée Carabine, La petite marchande de prose. Au passage, j’ai bien sûr applaudi à la brillante défense des droits imprescriptibles du lecteur qu’il a proposée dans l’essai Comme un roman. Mais sans raison, je me suis arrêté après Monsieur Malaussène.

Au fil du temps je suis passé à autre chose, oubliant quelque peu cet auteur, comme on pourrait le faire d’un ami d’enfance dont le tourbillon de la vie nous aurait progressivement éloignés. Pourtant, les vrais amis demeurent, comme les frères d’ailleurs. Et c’est justement l’objet de cette charmante, mais courte plaquette dans laquelle Pennac rend hommage à son frère aîné Bernard, décédé en 2007 des suites d’une chirurgie qui a mal tourné. Pour l’auteur, l’absence crée un vide où la place d’un proche disparu se taille en creux. De celle qui nous pousse, par réflexe, à téléphoner à une personne dont on devrait pourtant se rappeler qu’elle ne pourra jamais plus nous répondre. Lorsque la vérité s’impose à nous dans un éclair douloureux de lucidité, on repose son portable avec un soupir de déception.

Le grand frère de Pennac semble avoir été un être très discret, énigmatique même, vivant sa vie comme en marge du monde, au contraire de l’auteur qui était constamment en représentation. Un grand chagrin d’amour de jeunesse l’aurait peut-être marqué à tout jamais. On ne le saura pas. En revanche, ce qu’on sait c’est que chacune des paroles du frère aîné que rapporte Pennac est empreinte de tristesse et de détachement. Comme celles de Bartelby, le personnage principal d’une pièce de théâtre que Pennac a tirée d’une nouvelle d’Herman Melville et dont il insère des passages tout au long de son livre. C’est Bernard, le frère aimé, qui l’aurait mis en contact avec cette nouvelle étonnante et moderne (dont j’aurais beaucoup à dire, mais ça n’est pas le propos). Pennac a adapté et représenté lui-même ce texte sur scène partout en France, à Paris et en province, dans une version de plus en plus dépouillée qui, semble-t-il, ressemblait plus, à la fin, à une simple lecture qu’à une pièce de théâtre. N’empêche, on venait le voir, lui, l’auteur célèbre qui revendiquait pour tous les droits les plus fondamentaux du lecteur, y compris le premier, celui de ne pas lire.

On s’attendrit d’apprendre ce que Pennac à a dire du public venu assister à ses lectures. Il y a quelque chose de touchant chez cet auteur qui ne semble capable de voir que le bon côté de choses:

« En province […], je jouais à vingt et une heures, les spectateurs avaient dîné, ils venaient en famille. La digestion parfois endormait les plus âgés. Je prenais garde à ne pas les réveiller tout en veillant à ne pas endormir les autres. Il y a de la confiance à s’endormir au théâtre. Ce n’est pas un signe d’intérêt passionné pour le texte, certes, mais c’est placer notre sommeil sous la protection d’une voix. Un délice de régression dont j’abuse moi-même souvent. » (p. 23)

Du frère, il se souviendra de petites choses du passé: les parties d’échecs interminables, l’attitude protectrice de l’aîné, la manière dont le petit devait s’adresser au plus grand pour avoir sa pitance:

« Ô grand Bernard, frère magnifique et vénéré, consentirais-tu, du haut de ton immense bonté, à laisser tomber ton regard sur le misérable vermisseau affamé qui se prosterne à tes augustes pieds et daignerais-tu lui préparer un de ces somptueux goûters dont tu as seul le secret, pour anéantir la faim atroce qui le tenaille? » (p. 34)

Que j’aime cette formule. Mais je croyais être original en en imposant une semblable à mes enfants pour enrober leurs demandes: « mon beau petit papa d’amour, toi que j’aime tant et qui es si gentil pour moi, pourrais-tu bla-bla-bla… ». J’en conclus que la dynamique profonde des familles repose sur des bases universelles.

Mais revenons à Bernard. Son mystère semble s’être épaissi avec les années et l’éloignement. Un mariage, de toute évidence malheureux, achèvera de l’éteindre tout à fait avant son heure. Pas d’amour donc, mais Pennac demeure persuadé que l’épouse a gardé au fond d’elle-même un souvenir heureux de son frère, bien qu’il ne lui ait jamais entendu dire quoi que ce soir de positif de son vivant.

J’ai donc arrêté la voiture devant le cimetière. Nous nous sommes rendus sur la tombe et là j’ai demandé à l’épouse de me dire quelque chose de gentil sur mon frère. J’ai précisé, n’importe quoi, une douceur, un bon moment, un détail qui t’émeuve, quelque chose qui te fasse plaisir. Rien qu’une fois, s’il te plaît. Elle s’est tue, d’abord. Elle réfléchissait. Elle plissait son front bombé. Dieu que cette fille avait été jolie! Nos vies étaient presque passées mais le souvenir vivace de la beauté régnait encore sur ce visage crispé par la réflexion. Elle plissait le front. Elle réfléchissait avec beaucoup de sérieux. Elle fouillait en son couple. Un beau souvenir allait surgir, pêché peut-être dans les profondeurs de leur jeunesse. J’étais attentif comme au-dessus d’un cadeau qu’on ouvre. Front plissé, sourcils froncés, bouche contractée, elle dit enfin:

— Je ne l’ai jamais trompé. » (p. 125)

S’il est naturel qu’une grande part de la vie adulte d’un frère échappe à notre compréhension, en revanche une chose est certaine, c’est que la complicité des premières années vécues ensemble crée une solide terre d’asile, un refuge pour les coups les plus durs de la vie. Quelques mots suffisent pour nous y replonger. Bienheureux ceux qui ont un frère (ou une soeur).

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PENNAC, Daniel. Mon frère. Paris, Gallimard, 2018, 129 p.  ISBN 9782072786303

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À la fin tu es lasse de ce monde ancien

Il y a 100 ans hier, la Bibliothèque Centrale de Montréal était inaugurée officiellement. Évocation (imaginaire) de cette journée historique, tirée d’un projet éternellement en cours d’écriture sur Éva Circé-Côté dont je ne verrai peut-être pas la fin. Aussi bien le livrer en morceaux…

https://evacircecote.wordpress.com/

 

J’ai peur de perdre ma douceur

Histoire vécue…

Je marche tranquillement dans le Vieux-Québec quand j’aperçois, en remontant la Côte de la Fabrique, deux ou trois personnes qui interpellent les passants depuis l’entrée grillagée de la Basilique Notre-Dame de Québec. Signe distinctif: une réplique de panneau d’arrêt octogonal rouge passée au bras gauche en guise de brassard. Je m’approche, intrigué par cette mise en scène et plutôt confiant de ne pas tomber dans les filets de disciples de Jésus, d’adeptes de la scientologie, ou pire, de jeunes et déterminés représentants de la Croix-Rouge, ce qui revient un peu au même, non?

Bref, je demande à l’une des signalisations humaines de m’indiquer de quoi il en retourne. Elle m’apprend qu’il s’agit d’un événement organisé par des poètes pour souligner la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur. Du coup, elle m’offre de me réciter à haute voix l’un de ses poèmes (gratuitement, je précise). J’ai le choix entre un genre « tendresse » ou « rock-and-roll ». J’y vais pour la tendresse.

Hélas, je ne saurais vous rendre ce poème. Tout s’est passé en un instant. Je me souviens qu’il y avait plein de mots, que ça coulait bien et que la dame lisait admirablement. Je dis merci et je pars, prenant soin toutefois de noter le nom de la poétesse:  Sylvie Nicolas.

Mais la musique des mots continue à tourner dans ma tête et, au bout d’une heure environ, n’y tenant plus, je décide d’interrompre ma promenade et de remonter depuis le quartier Saint-Roch jusqu’à chez Pantoute pour me procurer l’ouvrage d’où le poème est tiré. La librairie est vaste et je ne la fréquente que lorsque je viens à Québec, c’est à dire pas très souvent. Plutôt que de m’égarer sans fin entre les rayons de psychologie populaire ou de cuisine et de finir, comme d’habitude, dans la section des jeunes, je me résigne à demander de l’aide.

Moi (au comptoir-caisse, à la libraire qui vient de terminer une vente, d’une voix timide, celle du client d’un vieux vidéoclub cherchant la section « porno »): « Ça serait pour une information… »

La Libraire (criant presque): « OUI? »

Moi (chuchotant encore plus bas): « Est-ce que vous pourriez m’indiquer où se trouve la section de poésie québécoise? »

La libraire (encore plus fort): « LA POÉSIE QUÉBÉCOISE? MAIS C’EST DON BEN L’FUN ÇA. VENEZ AVEC MOI »

Moi: « Mon dieu, vous êtes enthousiaste, vous… »

Et de me conduire, tambour battant vers ladite section. Les rayons semblent bien garnis, mais déception, aucun recueil de Sylvie Nicolas ne s’y trouve. Je compulse distraitement quelques ouvrages et, dans ma gaucherie habituelle, j’en fais tomber un aux pieds de la libraire. Je le range sagement à sa place et je m’apprête à retourner avec elle vers la sortie lorsqu’elle mentionne:

« En passant, le livre que vous avez fait tomber, c’est moi qui l’ai écrit ».

Hein? Quoi? Il n’y a pas de hasard. La poésie conduit à la poésie. Je retourne, m’empare d’un exemplaire que je m’empresse de faire dédicacer par l’auteure (après l’avoir acheté évidemment).

Ma libraire précise que son ouvrage n’a été tiré qu’à 112 exemplaires. J’ai le numéro 73. Elle ajoute que c’est un « fanzine »! C’est quoi un « fanzine »? Vous le savez, vous? Moi, je ne le savais pas. Je viens de chercher sur Wikipedia et je retiens ceci « publié sous l’égide du ‘Do it yourself' ». Et, effectivement, on n’est pas dans les circuits traditionnels de l’édition ici, mais cette forme de distribution artisanale a quelque chose de touchant, d’intime. Imaginez un monde sans ISBN…

Quelques mots sur le petit livre rempli d’illustrations et de pensées très « personnelles », justement. Quoique… L’idée à l’origine du livre est très simple: abasourdie par les résultats de l’élection américaine et l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, l’auteure, cherchant sans doute un peu de réconfort, décide de dresser une liste de choses douces. Ça donne: « une doudou encore chaude de la sécheuse qu’on frotte sur son nez pour sentir l’odeur de bounce », « manger un toast au beurre de pinottes avec un café > extra bananes en rondelles sur la toast! », « Le charme des mots désuets > diachylon >> Animalcule >>> Découvrir que ça existe », et ainsi de suite. Il y a des grands bouts qui demeurent très personnels. On a parfois l’impression de participer à une fête où on ne connaît personne. Mais, bon, je salue le geste. Moi-même je garde un souvenir horrifié de ces élections. Je me rappelle m’être réveillé le lendemain avec la certitude d’avoir fait un cauchemar alors que non, c’était la réalité.

Quant au nom de l’auteure, « Personne », je crois qu’il est en hommage à Homère. Faisant étalage de mon âge avancé plutôt que de la profondeur de ma culture, spontanément, j’ai plutôt demandé si ce choix était motivé par une affection particulière pour les westerns spaghettis en général et par le film « Mon nom est Personne » avec Therence Hill et Bud Spencer en particulier… Heu, non…

Ah oui, en terminant, la quatrième de couverture comporte cette mention: « tant il y a de choses en ce monde qui m’emplissent de rage ». Faites le lien avec celle de la page couverture et vous aurez le titre complet. Ma réponse, qui en vaut d’autres, est celle-ci: il faut croire à la beauté.

La septième fonction du langage

La-septième-fonction-du-langage– Quoi? après Poésie du gérondif, encore un autre livre de linguistique?
– Non non, ne partez pas tout de suite, ‘je peux tout vous espliquer’, comme aurait dit le pauvre Ugolin dans Manon des sources. D’abord, plutôt qu’au titre en tant que tel, je vous invite à vous intéresser au slogan de la page couverture: « Qui a tué Roland Barthes? » nous demande-t-on. On dirait un policer, non? Eh bien oui, justement, il s’agit d’un roman policier mettant en scène le gratin des intellectuels français.

Mais d’abord qui est (ou plutôt était) Roland Barthes? Pour simplifier disons que c’est en quelque sorte le père le la sémiologie, la science des signes. Née de la linguistique, cette discipline a rapidement acquis ses lettres de noblesse grâce à Barthes.

L’homme est une machine à interpréter et, pour peu qu’il ait un peu d’imagination, il voit des signes partout : dans la couleur du manteau de sa femme, dans la rayure sur la portière de sa voiture, dans les habitudes alimentaires de ses voisins de palier, dans les chiffres mensuels du il y a forcément une explication et elle est sémiologique), dans la démarche fière et cambrée de la femme noire qui arpente les couloirs du métro devant lui, dans l’habitude qu’a son collègue de bureau de ne pas boutonner les deux derniers boutons de sa chemise, dans le rituel de ce footballeur pour célébrer un but, dans la façon de crier de sa partenaire pour signaler un orgasme, dans le design de ces meubles scandinaves, dans le logo du sponsor principal de ce tournoi de tennis, dans la musique du générique de ce film, dans l’architecture, dans la peinture, dans la cuisine, dans la mode, dans la pub, dans la décoration d’intérieur, dans la représentation occidentale de la femme et de l’homme, de l’amour et de la mort, du ciel et de la terre, etc. Avec Barthes, les signes n’ont plus besoin d’être des signaux : ils sont devenus des indices. Mutation décisive. Ils sont partout. Désormais, la sémiologie est prête à conquérir le vaste monde. (p. 11)

Le monsieur était donc une très grosse pointure intellectuelle, une sorte de Einstein dans on domaine, si on veut. Et comme les plus grands génies, il n’avait pas besoin d’enrober ses idées de tout un fatras hermétique pour asseoir sa notoriété (enfin, pas trop). Ses livres, dont Mythologies et Fragments d’un discours amoureux ont cartonné en librairie comme sans doute aucune autre publication spécialisée dans le domaine n’a réussi à le faire, rejoignant même le grand public (en quelque sorte). À côté de lui, les Julia Kristeva (du moins celle du début, dont l’un des premiers ouvrages portait un titre en grec ancien « [Séméiôtiké] » (fallait le faire), les Jacques Derrida et les Tzvetan Todorov de ce monde n’avaient qu’à aller se rhabiller. Petit aparté ici pour confesser que, si je n’ai jamais rien compris aux écrits de Todorov, en revanche j’aimais bien prononcer son nom et je l’aurais sans peine imaginé être repêché par Montréal. Voyez comme ça aurait bien sonné: « Le but du Canadien compté à 11 minutes 23 par Tzvvvvvvetannnnn Todorovvvvvv avec l’aide de Markov et Suban. Cris de la foule en délire.

Bon, je m’éloigne. Toujours est-il que ce Roland Barthes est mort bêtement en 1980, renversé par une camionnette alors qu’il traversait la rue pour se rendre au Collège de France préparer son cours après un repas avec François Mittérand (qui, je le rappelle, n’étais pas encore Président, mais ça n’allait pas tarder). Je me souviens très bien que ça avait créé toute une commotion à l’époque. Comme la mort de John Lennon, mais en plus petit quand même. Le gars était au zénith de sa gloire et son œuvre était fort probablement encore devant lui plutôt que derrière. Bref, une perte inestimable pour la pensée humaine.

Là où ça devient intéressant, et je reviens ici au roman, c’est lorsque Laurent Binet pose la question suivante: Et si cet accident n’en était pas un finalement. Si on avait délibérément attenté à la vie du chercheur pour lui dérober quelque chose d’important. Et là, sans vouloir brûler les punchs, je vous rappellerais (remarquez, je ne m’en souvenais pas moi-même) que le célèbre linguiste russe Roman Jakobson (il joue pour les Bruins de Boston maintenant) n’a répertorié que 6 fonctions du langage. Je vous épargne les détails. Mais bon, le président Giscard se demande si ce drame ne serait pas l’occasion de remuer un peu de boue, quitte à salir au passage François Mittérand. L’enquête est confiée à l’inspecteur Bayard, un lourdeau de droite qui ne comprend décidément pas grand chose aux sphères de haute culture dans lesquelles il doit manœuvrer. C’est pourquoi il s’adjoint rapidement les services d’un jeune surdoué de la sémiologie, le professeur Simon Herzog.

Ce couple dépareillé mais néanmoins efficace va conduire une enquête complètement échevelée qui nous fera voyager dans les hauts lieux du savoir, à Paris, à Bologne, à l’Université Cornell puis enfin à Venise. Nous y croiserons de vrais intellectuels, dont plusieurs sont encore vivants: Umberto Eco, Julia Kristeva et Philippe Sollers pour ne citer que ceux-là. La trouvaille de Binet c’est de mêler ces vrais personnes à sa fiction politique et policière. L’expérience est intéressante mais on a parfois l’impression que l’auteur en profite pour régler quelques comptes. Il faut voir ce qu’il réserve à Sollers, ce phallus intellectuel, dont il brosse le portrait en paon infantile, narcissique et, pour tout dire, grotesque. Ouch!

Le trait de génie de l’auteur est sans doute d’avoir imaginé un univers parallèle et glauque, où ces maîtres de la pensée s’amusent à s’affronter dans des joutes intellectuelles autour d’un thème imposé. Ça ressemble diablement au « Fight Club », sauf qu’on se bat avec des mots et que le perdant, eh bien le perdant, on lui coupe un doigt.

Tout ça est évidemment bourré de références à la culture française mais, au final, c’est très amusant. Je ne suis pas certain que le livre va trouver son public au Québec cependant. Imaginez: bien qu’il s’agisse d’une parution récente, le titre n’est offert qu’en commande spéciale chez certains libraires. Dommage…

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BINET, Laurent. La septième fonction du langage. Paris, Grasset, 2015, 494 p.  ISBN 9782246776017

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Ces Blogs ont également commenté le livre: Les chroniques de la petite Balabolka; Bigmammy en ligne; Au crépuscule des mots; Léa Touch Book; Ma collection de livres; Les livres de Joelle; Les chroniques assidues; Le bruit des livres; Petits papiers;

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Poésie du gérondif

poesiedugerondifPour souligner la publication de mon 100e billet, j’ai pensé m’éloigner un peu de la formule habituelle consistant à proposer le compte-rendu critique d’un roman pour vous parler d’un livre assez inusité dont je dois l’heureuse découverte à ma plus récente visite chez Olivieri. Avez-vous déjà remarqué comment, certains jours, les livres se jettent pratiquement dans nos bras dès le moment où on pose le pied à l’intérieur d’une librairie? Il faut dire que les meilleurs commerçants (donc les plus rusés) ont le génie de disposer les livres selon un ordre qui, pour notre plus grand malheur, correspond à notre sensibilité. L’invitation à la dépense est alors irrésistible. Je devrais peut-être laisser ma carte de crédit à la maison. Ou bien alors, j’ai entendu dire que les joueurs compulsifs peuvent eux-mêmes demander à être inscrits sur la liste des exclus du casino. Existe-t-il une telle liste chez mon libraire? Et si oui, devrait-il retenir les services d’un gorille tatoué aux biceps surdimensionnés qui surveillerait l’entrée des clients d’un œil glauque, me jetant sans pitié à la rue si j’essayais malgré tout de passer outre à l’interdiction dont je serais frappé? Souhaitons que non…

Bon, fini de déconner. Heureuse découverte vous disais-je au début? Inusitée surtout puisqu’il s’agit d’un livre dont le sujet est la grammaire! Quoi? « la grammaire » ? Oui, oui, je vous assure. Pas uniquement celle du français, remarquez mais celles de toutes langues existantes ou ayant existé (y compris le sumérien). Le sujet vous paraît aride et sans intérêt? Attendez un peu et donnez la chance au coureur. Il s’agit ici d’un livre d’exception écrit par un collectionneur de grammaires, un fou de linguistique doublé d’un vulgarisateur hors pair et qui, au surplus, a le sens de l’humour et de l’anecdote, ce qui n’est pas pour nuire dans les circonstances, convenons-en. Tenez, laissons toutefois ce drôle de zigoto se raconter un peu, ça vous donnera une meilleure idée:

Historien de formation, gros consommateur de littérature et de bandes dessinées depuis mon adolescence j’ai, sur la quarantaine, traversé une drôle de crise: durant près de cinq ans, je ne suis arrivé pratiquement à lire que des livres de linguistique. Aujourd’hui, le gros de l’orage est passé mais je persiste à consommer nettement plus de grammaires de langues rares et lointaines que de romans. Je n’apprends pas ces langues: à part l’espagnol, l’anglais et deux mots d’allemand, je ne sais passablement que l’estonien, et je me suis récemment mis au basque car c’est de loin la langue la plus exotique d’Europe. Mais je collectionne les ouvrages de linguistiques — J’en possède à ce jour très exactement 1186, concernant 878 langues (…). Je les dévore comme d’autres dévorent des romans policiers (…). (p. 8)

J’en entends déjà soupirer: « Mais qu’est-ce qu’un grammairien fanatisé peut avoir d’intéressant à nous dire sur les langues? » Plein de choses croyez-moi. À commencer par des anecdotes sur les ethnologues et les linguistes eux-mêmes. Comme le précise l’auteur:

Une grammaire ne comporte pas que des renseignements sur une langue et les locuteurs, mais également sur le linguiste: en sciences humaines, la personnalité de l’auteur, sa subjectivité ne s’effacent jamais totalement derrière son travail, et c’est heureux — on tombe même à l’occasion sur de gros bavards qui ont bien du mal à réfréner leur envie de se mettre en scène. (p. 27)

On apprend ainsi plein de détails savoureux sur un grand nombre de langues exotiques dont  les noms mêmes nous sont pour la plupart inconnus. Et pour cause: elles sont habituellement le fait d’une poignée de locuteurs dont le nombre va généralement diminuant, soumises le plus souvent à une sorte d’attraction universelle qui, dans un avenir plus ou moins lointain, concentrera inévitablement les échanges entre humains autour de trois ou quatre langues majeures, au rang desquelles, sans surprise, on devrait logiquement retrouver l’anglais, l’espagnol et le mandarin. D’où la frénésie avec laquelle certains linguistes de choc s’efforcent, non sans risque parfois, à récupérer le témoignage de langues en déclin ou dont le destin est, pour ainsi dire, scellé. Parfois, l’entreprise relève de la l’opération kamikaze. Minaudier mentionne ainsi cette tribu de l’île de North Sentinel dans l’archipel des Andaman (vous irez voir sur Google map).

Du fait de l’agressivité de ses 50 à 200 habitants, mais surtout de son absence totale d’intérêt stratégique comme de ressources naturelles, elle abrite la dernière ethnie, sans doute, avec laquelle le reste du monde n’a jamais établi le moindre contact. Dans les années 1970, des crétins en mal de crapahut jouaient à débarquer sur les plages et à se faire tirer dessus à coups de flèches, mais les Sentinelais s’étant révélés de bons tireurs (ils ont encore massacré deux braconniers en 2006), les autorités ont interdit ce genre de « sport » et protègent désormais l’île de toute intrusion, car un choc microbien pourrait être fatal à sa population. À mon grand dam, la parution d’une grammaire sentinelaise n’est donc pas pour demain. (p.29)

Personnellement, au sortir de ma lecture, j’ai formulé cette règle: Si un jour un ethnologue et un linguiste viennent sonner à votre porte, c’est que votre langue est foutue…

Quoi d’autre pour vous mettre l’eau à la bouche? Des extravagances sans doute. Minaudier nous en propose un beau florilège:

Quelle est la déclinaison la plus riche? la famille finno-ougrienne a longtemps tenu la corde avec les 24 cas du komi, mais celle du Caucase du Nord-Est l’a ridiculisée avec les 60 cas du bezhta, qui semblent difficilement dépassables. La conjugaison la plus surabondante? Certains verbes basques comme eman («donner») et begiratu («regarder/surveiller») ont un peu plus de 800 formes différentes (…). (p. 77)

Un exemple de mot parmi les plus longs de la planète:

(…) ‘Tuktusiuqatiqarumalauqpuq’, qui veut dire en inuit: «Il désira avoir un compagnon de chasse au caribou». (p. 84)

Évidemment, toutes ces informations ne relèveraient sans doute que du cabinet des curiosité (au mieux) ou du musée des horreurs (au pire), si les propos de l’auteur ne visaient qu’à présenter des records du monde. Ils ont fort heureusement beaucoup plus de profondeur et démontrent une réelle réflexion sur la dynamique des langue et celle, par ricochet, de l’esprit humain. Quelques coups de gueule à la clé parfois:

L’inépuisable variété des manières de mettre le réel en mots renvoie à leur profonde inexistence intellectuelle tous les cornichon persuadés que la seule manière digne d’intérêt de penser et d’exprimer le monde est celle en vigueur dans leur village natal, et ignorant ou méprisant tout ce qu’ils ne distinguent pas du haut de leur clocher (…). (p. 65)

Est-ce que j’ai l’air d’avoir été conquis? En effet. Tout m’a paru digne d’intérêt dans ce livre. Jusqu’aux notes infrapaginales qui débordaient de renseignements passionnants, s’étendant parfois jusqu’à couvrir pratiquement toute la page. Incidemment, ça m’a rappelé cet autre livre (un roman cette fois) dont j’ai déjà parlé et dans lequel le traducteur d’un ouvrage investit pratiquement toute les pages du livre qu’il traduit, ne laissant qu’un tout petit espace au texte principal. Dans ce cas-ci, les notes sont le fait de l’auteur lui-même, donc pas de souci.

Vous avez envie d’essayer mais ne savez pas si ça convient comme livre de détente? Pourquoi pas. Je l’ai apporté en voyage et je m’y suis retrouvé à chaque moment libre comme dans le meilleur des romans policiers (enfin, c’est pour faire image et pour reprendre la comparaison de l’auteur lui-même; personnellement, je ne suis pas très amateur d’intrigues policières).

Allez, un petit effort. Vous me remercierez plus tard.

Ah oui, une mise en garde pour terminer. Il ne s’agit pas d’un ouvrage universitaire. L’auteur ne cesse de répéter qu’il n’est pas un véritable linguiste. Qu’à cela ne tienne, c’est un réel amoureux des langues et sa passion est fortement communicative.

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MINAUDIER, Jean-Pierre. Poésie du gérondif. [Paris], Le tripode, 2014, 157 p.  ISBN 9782370550163

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Ces Blogs ont également commenté le livre: Luocine; À sauts et gambades; Oreille tendue; Le cercle des bouquineuses compulsives anonymes; Littéraventures; Les buveurs d’encre; Paper blog; Les vendangeurs littéraires; La licorne d’Hannibal; Le blog de chatdunet; Lectures plus; (on voit bien que la sortie de l’ouvrage n’est pas passée inaperçue)

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Le royaume

le-royaumeJ’ai déjà eu l’occasion d’exprimer toute l’admiration que je porte à la prose d’Emmanuel Carrère. Ce gars-là pourrait écrire la chronique nécrologique du journal, il trouverait le moyen d’en rendre la lecture passionnante. Un don assez rare de nos jours. Le sujet importe peu, donc. Témoin, l’imbuvable Limonov, cet abject opportuniste, sujet de son livre précédent qu’il a réussi à me rendre, non pas sympathique (ce serait trop dire) mais du moins intéressant. Si je m’écoutais, je serais porté à avancer que j’ai aimé ce livre en dépit de son sujet. C’est vous dire. Dans un autre ouvrage, D’autres vies que la mienne, Carrère, prenant prétexte du tsunami qui a dévasté le Sri Lanka en 2004, s’interroge sur l’altruisme. On lui doit également, entre autres choses, une biographie de Philip Van Dick et un livre fascinant, dit-on, sur le meurtrier Jean-Claude Romand. Comme on le voit, ça tire dans toutes les directions, ce qui n’est pas pour me déplaire.

Cette fois-ci, revenant sur une période d’intense ferveur religieuse qu’il aurait vécue au début des années 90, Carrère nous entraîne à sa suite dans une vertigineuse descente historique aux origines de la religion chrétienne. Se jugeant aujourd’hui (heureusement pour nous) dépêtré de toute croyance, son périple ne sera donc pas celui d’un dévot inspiré par la foi mais bien plutôt celui d’un journaliste, un reporter qui poursuit une recherche captivante.

Ce chemin que j’ai suivi autrefois en croyant, vais-je le suivre aujourd’hui en romancier? En historien? Je ne sais pas encore, je ne peux pas trancher, je ne pense pas que la casquette ait tellement d’importance.

Disons en enquêteur. (p. 145)

« L’enquête » donc, débute en 50, soit près de 20 ans après la mort du Christ. D’emblée, on nous présente les apôtres Luc et Paul, que Carrère juge beaucoup plus inspirants que les disciples de première main, à savoir les 12 qui ont réellement côtoyé le Seigneur. On suivra les deux compères dans leurs pérégrinations, d’abord aux confins de l’empire romain puis, éventuellement, par effet d’attraction, à Rome où, comme chacun le sait, tous les chemins aboutissent.

Vous le saviez, vous, que Paul et Luc ne faisaient pas partie des premiers disciples? Pour être tout à fait franc, si je fais un petit effort de mémoire, j’arrive me le rappeler pour Paul. Pas pour Luc. Je me souviens au mieux d’un Paul au début fort occupé à persécuter les premiers croyants et qui, de son propre aveu, aurait été ébloui par la révélation et jeté à bas de son cheval sur le chemin de Damas. En lisant la biographie que Carrère propose du bonhomme on a toutefois l’impression assez nette que cette célèbre chute, en plus de le convertir à la foi chrétienne, lui a un peu abîmé le cerveau… Je dis ça comme ça.

De ces deux principaux personnages, c’est toutefois Luc qui semble le plus proche de l’écrivain Carrère. Luc est un médecin, un lettré grec qui sait bien raconter des histoires. Lui-même interroge des gens qui ont croisé Jésus. Une sorte d’enquête dans l’enquête donc. Avec, à chaque verset, cette question que se pose l’écrivain:

Ce que Luc écrit là, d’où le sort-il? (p. 405)

On sent bien que l’intérêt qu’il porte à Luc est teinté de l’admiration que peut avoir un écrivain pour un autre écrivain.

Maintenant, ce qui fait la réussite d’un film, ce n’est pas la vraisemblance du scénario mais la force des scènes et, sur ce terrain-là, Luc est sans rival: l’auberge bondée, la crèche, le nouveau-né qu’on emmaillote et couche dans un mangeoire, les bergers des collines avoisinantes qui, prévenus par un ange, viennent en procession s’attendrir sur l’enfant… Les rois mages viennent de Matthieu, le bœuf et l’âne sont des ajouts beaucoup plus tardifs, mais tout le reste, Luc l’a inventé et, au nom de la corporation des romanciers, je dis: respect. (p. 569)

Carrère puise la matière de son récit de différentes sources et pas seulement des textes canoniques. C’est ce qui en rend la lecture si vivante. Ainsi se construit devant nous un portait saisissant de la vie et des mentalités dans l’empire romain du 1er siècle. En bon romancier, Carrère aligne les scènes l’une après l’autre, proposant une interprétation lorsque les sources divergent, suggérant un raccord lorsque la documentation fait défaut. La puissance de sa méthode réside surtout dans sa capacité à nous faire apprécier une situation vécue par des hommes il y a près de 2000 ans en la reliant à un événement contemporain.

Ainsi, pour expliquer ce qu’avait de choquant l’idée qu’un homme mort sur la croix puisse être le fils de Dieu, Carrère nous propose d’imaginer comment nous recevrions aujourd’hui la proposition de croire à un Sauveur qui a été condamné pour pédophilie. Ça fait image, non? En voici une autre: La méthode qu’applique l’armée romaine pour mater les rébellions dans les provinces lui rappelle celle de Poutine.

(…) il fallait inaugurer le règne par une grande et significative victoire, montrant qu’on ne défiait pas Rome impunément. Les terroristes, comme l’a dit Vladimir Poutine dans le contexte assez voisin de la Tchétchénie, devaient être butés jusque dans les chiottes.

Ils l’ont été. (p. 525)

Plus loin, cette citation Tacite que je ne peux m’empêcher de reproduire ici:

«Quand ils ont tout détruit, les Romains appellent ça la paix.» (p. 527)

Comme toujours, l’auteur est très présent dans son récit. Chaque histoire est en fait un prétexte à la rêverie, à l’évocation d’autres pans de sa vie, au rappel du contexte d’écriture de ses livres précédents. Ça frôle parfois l’impudicité comme cette description par le menu détail d’une vidéo porno qui l’excite particulièrement. Vous me direz, qu’est-ce ça fout là? Hmm, je crois qu’on parlait de Marie, mère de Dieu. Choquant? Certainement pas pour lui, qui s’empresse de partager le lien avec sa conjointe pour lui demander son avis sur la « prestation » en question… Bon, je réserve mon commentaire. Vous vous ferez une idée.

Oui, j’avoue que tout ça, cette omniprésence de l’auteur à chaque détour de phrase, peut avoir quelque chose d’extrêmement irritant pour le lecteur. Mais comme je suis un fan fini, je suis plutôt enclin à pardonner. N’est-ce pas ce qu’enseignait le Christ?

Allez, et lisez en paix.

 

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CARRÈRE, Emmanuel. Le Royaume. Paris, P.O.L, 2014, 630 p.  ISBN 9788218021187

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Ces Blogs ont également commenté le livre: Baz’art; Page après page; Sylire; Cultur’elle; Tu vas t’abîmer les yeux; MicMélo; Scriptus est; Read, if you please… (en français en dépit des apparences…); PiccolaNay; Le Blog de Krol; Des livres, des livres; Voyage livresque; En lisant, en voyageant; Chroniques d’une chocoladdict; Miss Alfie, croqueuse de livres; Et hop, dans mon sac!; La lettrine; Ellettres; J’arrête là, la moisson est trop nombreuse. Et après, on dira que le blog est mort comme moyen d’expression…

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Mémoires du comte de Forbin (1656-1733)

forbinQuelle vie singulière que celle de ce corsaire du Roi Soleil! Permettez que je vous la raconte un peu.

Entré tôt dans la marine et ayant déjà, très jeune, pris part à de nombreuses campagnes, Claude Forbin a du tempérament. Courageux et hardi face à l’ennemi, il peut également se montrer fier et querelleur hors du champs de bataille, reprenant à son compte, dirait-on, la règle de vie de Cyrano: « Pour un oui, pour un non, se battre, – ou faire un vers ! » (Acte II, Scène VIII). Quoique, de vers, l’ami Forbin n’en écrira sans doute pas un seul, mais bon…

Toujours est-il qu’en 1677, pour une peccadille, le voilà  qui croise le fer avec un chevalier aussi étourdi que lui. L’altercation tourne au tragique lorsque, après quelques passes d’armes, l’épée de Forbin reste coincée dans la gorge de l’insolent. La blessure ne pardonnera pas. Décidément, on meurt beaucoup au royaume des mousquetaires. Dans son ouvrage Croiser le fer¹, Pascal Brioist évalue à un sur sept le nombre de duels à cette époque où l’un des protagonistes trouve la mort.  Les survirants ne sont pas pour autant tirés d’affaire car les combats sont interdits et punissables de mort par décapitation. Charmant.

Voilà donc notre ami dans de beaux draps qui obtient pourtant sa grâce, se rend à Brest et s’enrôle à nouveau dans la marine en usant d’un subterfuge par lequel il prend littéralement la place de l’un de ses frères malade.

Nous étions tous les deux du même âge et de la même taille; on ne prit pas garde au troc, et je fus reçu à sa place sans difficulté (p.46)

Suivront d’autres campagnes aux îles d’Amérique, sur les côtes de Colombie et du Venezuela puis retour en Méditerranée en 1682 pour participer au bombardement d’Alger d’où il rapporte le témoignage de boucheries sans nom.

Les nouvelles bombes qu’on jetait incessamment irritèrent tellement ces barbares que, pour se venger, il se saisirent du consul français, le mirent dans un de leurs mortiers et le tirèrent au lieu de boulet. Leur cruauté n’en demeura pas là: ils traitèrent de même plusieurs esclaves français qu’ils attachaient à la bouche de leurs canons, en sorte que les membres de ces pauvres chrétiens étaient portés tous les jours jusque sur nos bords, présentant ainsi un spectacle d’inhumanité… (p. 52)

Preuve, s’il en fallait, que notre siècle n’a pas le monopole de l’horreur…

Les missions guerrières se seraient sans doute succédé ainsi pour Forbin, avec peut-être même une certaine monotonie dans l’atrocité si, en 1684, n’était arrivée à la cour de Louis XIV une ambassade envoyée par Sa Majesté le Roi de Siam (oui, à l’époque, on dit « de » et non « du » Siam). L’affaire est loin d’être banale car, disons-le toute suite, au XVIIe siècle, le pays qui compose l’actuelle Thaïlande est aussi éloigné de la France que la Lune l’est de nous aujourd’hui. Le voyage est faisable, certes, mais risqué. Bref, ce n’est pas tout à fait la porte d’à côté. Pour vous en convaincre, jetez un coup d’œil sur cet autre billet qui porte sur une expédition semblable, celle du Batavia.

La délégation, composée principalement de deux mandarins siamois, est accompagnée par un jésuite des missions orientales qui fera office d’interprète. Que veulent ces gens?

Dans les différentes conférences qu’ils eurent avec les ministres, ils firent entendre, conformément à leurs instructions que le roi leur maître protégeait depuis longtemps les chrétiens; qu’il entendait parler volontiers de leur religion; qu’il n’était pas éloigné lui-même de l’embrasser; qu’il lavait donné ordre à ses ambassadeurs d’en parler avec Sa Majesté: et ils ajoutèrent enfin que leur maître, dans  les dispositions où il était, se ferait infailliblement chrétien, si le roi le lui proposait par une ambassade. (p.77)

C’est un peu louche, non? Évidemment, le très pieux Louis tombera dans le panneau et s’empressera de composer sa propre ambassade commandée par le chevalier de Chaumont à laquelle se joindront Forbin ainsi que six pères jésuites et une suite nombreuse de jeunes gentilshommes. L’expédition comptera également dans ses rangs l’abbé de Choisy, celui-là même qui passa plus de la moitié de sa vie habillé en femme et nous laissa de nombreux ouvrages dont un journal de son voyage au Siam. Quelle équipée mes amis.

forbinArrivée à destination, il ne faudra pas longtemps au perspicace Forbin pour se rendre compte que toute cette mission n’est qu’un gigantesque canular orchestré par l’homme fort du régime de Siam, un grec nommé Constantin Phaulkon qui cherche, en attirant ainsi les français en Orient, à faire contrepoids aux hollandais qui tiennent toute la région sous leur joug. Constantin est un arriviste qui, à force d’intrigues et de ruses s’est élevé aux plus hautes fonction de l’administration siamoise. Son aventure est d’ailleurs racontée dans la trilogie romanesque Le faucon du Siam².

À peine arrivé, Forbin, loin d’être impressionné par le pays hôte, ne songe qu’à repartir. À sa décharge, il faut reconnaître que le faste de la cour de Siam n’a rien à voir avec celui du royaume de France. Et puis, on perd son temps ici à espérer du monarque une conversion à la religion chrétienne qui ne viendra manifestement pas. Forbin semble définitivement être le plus lucide des siens, ce qui ne passe pas inaperçu aux yeux de Phaulkon. Ce dernier, inquiet du rapport négatif que le chevalier pourrait faire à son roi quant à la valeur de cette expédition, insiste pour garder Forbin auprès de lui alors que le reste de l’ambassade plie bagage et entreprend son voyage de retour. Le chevalier demeurera ainsi près de 3 ans contre son gré à la cour de Siam. Élevé au rang de généralissime de Bangkok par le souverain, il sera néanmoins la cible de tentatives d’assassinat de la part de Phaulkon. L’empoisonnement ne réussit pas? Qu’à cela ne tienne, on envoie Forbin en mission-suicide mâter une bande de guerriers Macassars, des fous furieux capables de se battre à un contre mille, ne réclamant aucun quartier et n’en faisant aucun.

Un de ces six enragés vint sur moi, le cric à la main: je lui plongeai ma lance dans l’estomac. Le Macassar, comme s’il eut été insensible, venait toujours en avant à travers le fer que je lui tenais enfoncé dans le corps, et faisait des efforts incroyables afin de parvenir jusqu’à moi pour me percer: il l’aurait fait immanquablement, si la garde, qui était vers le défaut de la lame, ne lui en eut ôté le moyen. Tout ce que j’eus de mieux à faire fut de reculer, en lui tenant toujours la lance dans l’estomac, sans oser jamais redoubler le coup. Enfin, je fus secouru par d’autres lanciers, qui achevèrent de le tuer. (p. 139)

Après bien des aventures, Forbin finira par réussir à quitter la cour de Siam et retourner en France en 1688 où il fera un rapport assez cinglant de la situation au Roi.

Sa Majesté me fit l’honneur de me questionner beaucoup sur le royaume de Siam: elle me demanda d’abord si le pays était riche. «Sire, lui répondis-je, le royaume de Siam ne produit rien, et ne consomme rien. —C’est beaucoup dire en peu de mots, répliqua le roi.» (p. 187)

On sent là une réponse méditée depuis longtemps et qui fit sans doute le plus grand bien à Forbin lorsqu’il put enfin la livrer.

Élevé au rang de lieutenant, puis de capitaine de vaisseau du Roi, Forbin accumulera par la suite les missions périlleuses, attaquant de nombreux vaisseaux, étant fait prisonnier lui-même et s’évadant en sciant à l’aide d’une lime les barreaux de la fenêtre de sa prison. On croirait à un scénario de film d’aventure.

Il ressort de tout cela l’impression d’une vie guidée par le sens de l’honneur, l’image d’un homme fait pour la mer, ne montrant aucune hésitation quant aux actions à prendre face au danger mais plutôt gauche sur la terre ferme car peu adapté aux mesquineries et aux intrigues de la cour. Baudelaire aurait pu lui dédier son Albatros et proposer ainsi que le marin est…

(…) semblable au prince des nuée
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Et les femmes dans tout ça? Très peu à la vérité. Mis à part une certaine demoiselle de peu de vertu qui, à vrai dire, lui fit bien des misères, feignant même la grossesse pour l’obliger au mariage.

L’oisiveté où je vivais à Toulon, ainsi que je viens de le dire m’avait donné occasion de voir quelquefois une demoiselle connue par bien des galanteries qui, à la vérité, ne la déshonoraient pas encore à un certain point, mais qui, sans lui faire de tort, suffisaient pour la faire regarder comme n’étant pas incapable d’une faiblesse. (p. 296)

Autrement, il y a bien cette jeune femme, une beauté fulgurante qui croisa brièvement son chemin:

Parmi les prisonniers que nous fîmes, il se trouva une jeune femme d’environ dix-huit ans, c’était une des plus belles personnes  que j’aie vue dans ma vie (…)

Un moment après, quelques matelots vinrent m’avertir que cette femme avait dans sa coiffure des perles et des pierreries de grand prix, qui lui avaient été confiées par des Juifs qui étaient embarqués avec elle. Ils ajoutèrent que je ne devais pas négliger cet avis; qu’il y avait à faire une capture considérable, et qu’ils s’étonnaient que je n’eusse pas déjà donné des ordres convenables à ce sujet. À ces mots, les regardant avec quelque sorte d’indignation: «Si elle a des pierreries considérables dans sa coiffure, leur dis-je, c’est sa bonne fortune ou la bonne fortune de ceux qui les lui ont confiées. Quant à moi, apprenez, marauds, qu’un homme de ma sorte est incapable des hardiesses que vous me proposez. » (p. 261)

Yes! Voilà qui est parlé. J’ai toujours rêvé de traiter quelqu’un de maraud. Pour moi, Forbin c’est ça: de la grandeur d’âme avant toute chose.

Soit dit en passant, ses mémoires sont non seulement digestibles, ils m’ont paru d’une certaine manière beaucoup plus intéressants que le roman historique d’Axel Aylwen, Le faucon du Siam, dont je parlais plus tôt. Il faut dire que Forbin, ne faisant pas les choses à moitié a confié la rédaction de ses mémoires à un véritable auteur, un certain Reboulet. La qualité même du texte le rendit longtemps suspect aux yeux des lecteurs:

Il n’est guère contestable que cette méfiance est imputable à la qualité littéraire du texte, trop «poli», si l’on peut dire, pour être honnête. (p. 501)

Quoiqu’il en soit, le portrait qui nous est livré ici est celui d’un digne représentant du grand siècle. Respect!

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FORBIN, Claude de. Mémoires du Comte de Forbin. Paris, Mercure de France, 1993, 570 p. ISBN: 9782715218222

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(¹) BRIOIST, P., Drévillon, H., & Serna, P. (2002). Croiser le fer: Violence et culture de l’épée dans la France moderne (XVIe – XVIIIe siècle). Seyssel: Champ Vallon. (p. 279)

(²) AYLWEN, Axel. Le faucon du Siam. Montréal, Libre Expression, c1996, 640 p. ISBN: 2891117379

 

Madame de Staal – Mémoires

Madame de Staal – Mémoires

20150118_140018_800_3Les mémoires de Madame de Staal-Delaunay, écrits dans un style simple et sans affectation, sont un parfait exemple de concision littéraire. La manière exquise qu’a la baronne de tourner les phrases n’est sans doute pas étrangère à la solide éducation dont elle bénéficia dans sa jeunesse.

Sa mère, sans ressource à la mort de son conjoint, s’étant réfugiée avec elle au couvent, la petite y fût pratiquement élevée par les abbesses, qui l’adoraient. Ce n’est que plus tard, lorsqu’il fallut quitter le nid confortable où elle régnait sans partage pour affronter le monde extérieur, qu’elle réalisa véritablement la précarité de sa condition.

Ainsi débutent d’ailleurs ses mémoires:

Je ne me flatte pas que les événements de ma vie méritent jamais l’attention de personne; et si je me donne la peine de les écrire, ce n’est que pour m’amuser par le souvenir des choses qui m’ont intéressée.

 

Il m’est arrivé tout le contraire de ce qu’on voit dans les romans, où l’héroïne, élevée comme une simple bergère, se trouve une illustre princesse. J’ai été traitée dans mon enfance en personne de distinction; et par la suite je découvris que je n’étais rien, et que rien dans le monde ne m’appartenait. Mon âme n’ayant pas pris d’abord le pli que devait lui donner la mauvaise fortune, a toujours résisté à l’abaissement et à la sujétion où je me suis trouvée: c’est là l’origine du malheur de ma vie. (p. 65)

Quelle amorce mes amis. On l’appréciera sans doute davantage en la relisant lentement à haute voix pour bien en savourer le génie et la rythmique.

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Voici en gros son histoire: Entrée tôt au service de la duchesse de La Ferté, puis de la duchesse du Maine, Rose Delaunay s’approcha par ce moyen d’un univers de fêtes et de splendeurs auquel elle aspirait tout en ne pouvant l’atteindre. Son esprit valait sans doute mieux que celui de la première de ces dames qui la traînait, tel un chien savant, de salon en salon:

«Voilà, dit-elle, madame, cette personne dont je vous ai entretenue, qui a un si grand esprit, qui sait tant de choses. Allons, mademoiselle, parlez. Madame, vous allez voir comment elle parle.» (p. 99)

La duchesse du Maine, de son côté, menait grand train et organisait des fêtes somptueuses à son château de Sceaux où tout ce que la cour comportait de gens de qualité aimait à se retrouver. La jeune Delaunay y trouva une place et écrivit même pour la duchesse des divertissements et des musiques dont elle supervisa l’exécution. Une telle existence semblait taillée sur mesure pour elle, n’eut été de cette conspiration dite de Callemare autour de la régence du jeune Louis XV à laquelle prit part (ou plutôt que fomenta) la duchesse du Maine et qui valut à tout son monde, incluant Rose Delaunay un séjour imprévu à la Bastille.

L’épisode, qui aurait pu s’avérer fort désagréable pour la jeune femme, s’en est trouvé au contraire singulièrement adouci du fait de la prévenance exercée à son égard par son gardien, un lieutenant de roi sans doute troublé par la présence en ces lieux d’une femme de qualité.

Ce lieutenant de roi, nommé M. de Maisonrouge, tout nouvellement dans cette place, ci-devant major de cavalerie, n’avait jamais vu que son régiment. C’était un bon et franc militaire, plein de vertus naturelles, qu’un peu de rusticité accompagnaient et ne défiguraient pas. (p. 166)

Et encore:

C’est le seul homme dont j’ai crue être véritablement aimée, quoiqu’il me soit arrivé, comme à toute femme, d’en trouver plusieurs qui m’avaient marqué des sentiments. Celui-ci ne me disait pas un mot des siens, et je crois m’en être aperçue longtemps avant lui. Il était tellement occupé de moi qu’il ne parlait d’autre chose: j’étais l’unique sujet de son entretien avec tous les prisonniers à qui il rendait visite; il croyait bonnement que c’était eux qui ne faisaient que lui parler de moi. Il revenait me voir, tout ravi de l’estime prétendue que je leur avait inspirée. (p. 175)

Là, vous allez sans doute rouler des yeux au ciel comme moi car, plutôt que de s’attacher à cueillir les fruits de cette affection manifeste, Rose utilise le capital de sympathie dont elle jouit auprès du lieutenant pour transmettre des lettres et faire avancer une idylle avec un autre prisonnier, le chevalier de Menil. Non mais quelle étourdie. D’autant plus que ce chevalier nous paraît immédiatement antipathique. On sait déjà qu’il va oublier la belle dès qu’il aura posé le pied hors de la Bastille. On a le goût de crier à Rose de laisser tomber ce faux-cul de chevalier et de prendre le lieutenant mais, bon, ça ne sert à rien de s’énerver maintenant. Surtout que ces événements se sont déroulés il y a près de 300 ans…

Bref, je ne brûlerai sans doute pas de punch en révélant que Rose Delaunay sortira finalement de la Bastille, laissant son lieutenant éploré derrière elle et qu’elle ira rejoindre sa maîtresse, la duchesse du Maine qui, pour la récompenser de sa loyauté, la mariera à un baron vieillissant, faisant d’elle désormais la baronne de Staal. Fin de l’histoire.

Malgré quelques passages d’un intérêt moindre, les mémoires de madame de Staal demeurent un témoignage fascinant sur cette tranche d’histoire.

L’intégralité de l’oeuvre est disponible dans la compilation de mémorialistes proposée par la collection Bouquins:

De Launey, Marguerite-Jeanne Cordier, baronne de Staal. Mémoires de Madame de Staal par elle-même. Dans La fabrique de l’intime: Mémoires et journaux de femmes du XVIIIe siècle (p. 59-251). Paris: Robert Laffont (collection Bouquins), 2013

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Quelques notes sur l’exemplaire de ma collection:

3 volumes, in-18, 12,5 cm, imprimé à Londres, 1787, tranches dorées, dorures au dos et sur les plats. Pages de garde en papier marbré. Coins légèrement émoussés. Quelques mouillures, sans gravité. Collationné complet (t1: 255 p., t2: 288 p., t3: 244 p.). ExLibris du Baron de Mackau (Vimer 1893) au dos de la page de garde dans les 3 volumes.

 

 

Tristesse de la terre

tristessedelaterreSi comme moi, vous ne connaissez absolument rien aux origines du mythe américain, ce livre est pour vous. C’est hallucinant ce que cette petite plaquette de 150 pages nous apprend sur les dessous de l’histoire de nos voisins du Sud. Une histoire faite de héros postiches et d’aventures fabriqués de toutes pièces, d’affabulations et de mensonges, bref, une immense supercherie que le fameux Buffalo Bill Cody a puissamment contribué à alimenter avec son spectacle à grand déploiement intitulé « Wild West Show ».

Cody a présenté son show pendant près de 20 ans et ce divertissement aura été vu par des millions de spectateurs à travers le monde. Tenez, pour vous donner une idée, rien qu’à l’exposition universelle de Chicago en 1893, il y avait 2 représentations par jour dans une arène accueillant près de 18 000 personnes.

L’Europe n’aura pas été en reste non plus qui accueillit avec enthousiasme le célèbre cowboy et sa bande. Les scènes n’étaient jamais trop grandes pour loger cette attraction hors du commun où se succédaient, dans des décors de carton-pâte, des démonstrations de rodéos et des reconstitutions combats entre soldats et indiens. On dit que même le Colisée de Rome aurait été pressenti pour accueillir le show. L’autorisation n’aurait pas été accordée mais, de toute façon, l’enceinte n’aurait pas convenu. Trop petite…

Mais qu’est-ce donc qui attire autant les foules? Mais les indiens voyons! Des indiens qu’on aime voir effrayants et menaçants mais qui sont toujours vaincus in extremis par la cavalerie dans une apothéose de coups de feu et de combats sanglants. À la fin, morts et survivants se relèvent, prêts pour la représentation suivante. Buffalo Bill, par souci de réalisme, réussit même à convaincre le vénérable Sitting Bull de le suivre dans cette aventure. Le chef sioux accompagnera la caravane durant près d’un an, puis pliera bagages pour retourner finir ses jours dans la réserve Great River au Dakota.

Cody est toutefois toujours friand de chair indienne pour alimenter son spectacle. On ne s’étonnera donc pas de le voir, sans aucun scrupule, engager comme figurants des survivants de ce qu’on a d’abord appelé la « bataille » de Wounded Knee, mais qui ne fut rien d’autre en définitive qu’un massacre où près de 350 indiens, hommes femmes et enfants ont trouvé la mort.

Il est fascinant de noter comment une foule d’images qui ont peuplé notre imaginaire d’enfant, dont ce fameux cri indien que nous avons tous fait en plaçant la main devant la bouche, sont en réalité une pure invention provenant directement du Wild West Show, sinon de Buffalo Bill lui-même. Bienvenue dans le monde des apparences et du faux-semblant. Troublant et pathétique.

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VUILLARD, Éric. Tristese de la terre. Paris, Actes Sud, 2014, 158 p.  ISBN 9782330035990

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Ces Blogs ont également commenté le roman: Animallecteur; Charybde; Le monde de Miss G.; Lire sur un banc; Vivre livre ou mourir (j’adore ce titre de blog); Les carnets d’Eimelle; Au Mont D’Ottans (c’est lui qui m’a fait découvrir ce livre)

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